CHAPITRE TRENTE-DEUX

« Bon travail de détection, Pettigrew, dit le lieutenant Abigail Hearns. Toutefois, il nous faut être un peu plus rapide dans la mise à jour de l’identité des contacts.

— Oui, milady », répondit humblement le technicien sur capteurs de première classe Isaïah Pettigrew. Abigail parvint tout juste à ne pas grincer des dents.

L’accent de ce grand technicien dégingandé était tout aussi doux et chantant que le sien. D’un côté, l’entendre lui rappelait de manière profondément réconfortante qui elle était, tant elle avait quitté son monde depuis longtemps. D’un autre, toutefois, elle avait vraiment envie d’étrangler Pettigrew – ainsi qu’une poignée d’autres Graysoniens de l’équipage du HMS Tristan de ses propres mains.

Ce n’est pas vraiment sa faute, se dit-elle… une fois de plus. Il est de Grayson. Il est incapable d’oublier que papa est le Seigneur Owens, ce qui fait de moi « Mademoiselle Owens », pas seulement le lieutenant Hearns. Voilà sans doute pourquoi il ne peut se rappeler le mot « madame » quand il s’adresse à moi. Aussi irritant que ce soit, je pourrais m’en accommoder s’il n’était pas tenté de mettre un genou en terre et de me baiser la main chaque fois que je lui adresse la parole.

Curieusement, parmi les problèmes qu’elle avait envisagés pour le jour où elle réintégrerait les rangs de la spatiale de son monde natal, celui-là ne lui était pas venu à l’esprit. Elle s’était trop concentrée sur l’interdiction récemment levée que faisaient les Graysoniens à leurs femmes et filles d’embrasser une carrière militaire, s’était trop demandé s’ils seraient prêts à accepter des ordres de Graysoniennes comme ils s’étaient habitués à en accepter de Manticoriennes, à savoir dame Harrington et les autres officiers « prêtés » par la FRM. Elle s’était préparée à affronter des subordonnés peinant à croire qu’une jeune femme convenable pût faire un véritable officier, mais n’avait jamais envisagé la manière dont les mâles graysoniens les plus traditionnels pourraient réagir à la programmation sociale et religieuse presque génétique de leur monde natal.

Pettigrew, produit d’une éducation graysonienne très traditionnelle, semblait incapable de dépasser la déférence due à la fille d’un seigneur, ce qui posait un véritable problème à Abigail, la plus jeune de tous les chefs de département du Tristan. Elle subissait déjà la distinction d’être l’unique officier accompagné en permanence de son propre garde du corps, ainsi que l’exigeait la loi de Grayson. Matéo Gutierrez, son colossal homme d’armes personnel, s’était aussi aisément inséré dans l’équipage du Tristan que dans celui de l’Hexapuma, mais chacun savait qu’il était là, et elle soupçonnait certains de ses camarades manticoriens de voir en sa présence l’expression même de la prétention qu’on pouvait attendre de néobarbares. Et d’une considération spéciale qui devait fatalement lui donner un sentiment très exagéré de sa propre importance. Elle n’avait pas besoin que les autres lieutenants découvrent que les Graysoniens de l’équipage lui témoignaient un plus grand respect et une plus grande obéissance qu’à quiconque. D’ailleurs, cela ne lui plaisait guère en soi. Un des aspects de la Flotte royale manticorienne qu’elle adorait était que, pour la plupart des Mandes, elle n’était que le lieutenant Hearns. Nul ne perdait de temps à lui faire des courbettes ni à se montrer aussi désireux de lui plaire qu’un chiot.

Même cela, toutefois, l’inquiétait moins que l’évident conflit entre la discipline et l’entraînement de Pettigrew, d’une part, et le principe ancré chez les siens selon lequel les femmes devaient être protégées à tout prix. Et pas seulement des dangers physiques. Oh, non. Elles devaient aussi l’être de tout ce qui pouvait choquer leur sensibilité délicate ! Pettigrew avait absorbé cette notion avec le lait de sa mère et cela se voyait.

Tu n’es à bord que depuis six jours, se dit Abigail. Il est peut-être un peu tôt pour laisser ta frustration s’envoler comme ça, tu ne crois pas ? Par ailleurs, au moins trente pour cent de l’équipage du vaisseau vient de Grayson.

« Je ne dis pas que vous ne faites pas un excellent boulot dans l’ensemble, Pettigrew, reprit-elle. Juste qu’il nous faut aller un peu plus vite pour identifier les contacts, au moins en matière de classe.

— Oui, milady, je comprends. »

Abigail se mordit la langue pour ne pas rappeler – à nouveau – qu’elle lui avait spécifiquement dit, ainsi qu’à tous les autres Graysoniens du département, qu’elle était officier de la Spatiale et qu’on devait s’adresser à elle en tant que telle, non comme à une quasi-princesse.

Il faut absolument que je le lui fasse comprendre mais ce n’est pas le moment, songea-t-elle.

Le simulateur tactique était rempli à bloc et seuls trois de ses occupants, en plus d’Abigail elle-même, étaient de Grayson. Jusqu’ici, la plupart des Manticoriens sous ses ordres paraissaient accepter sans trop de mal les idiosyncrasies de leurs camarades. Que Manticore possédât sa propre aristocratie y contribuait sans doute, quoique tous les sujets du Royaume stellaire ne fussent pas, même à présent, disposés à prendre tout à fait au sérieux les titres de leurs alliés. Abigail avait de toute façon décidé qu’elle n’accepterait pas un type de réponse des Manticoriens et un autre des Graysoniens. Elle avait assez constaté ce que pouvait faire à la cohésion d’une équipe la formation de cliques à bord d’un vaisseau de guerre. Son département serait composé de membres du même équipage, pas divisé en Manticoriens et Graysoniens, en « nous » et « eux ». Toutefois, elle ne voulait pas s’acharner sur Pettigrew. D’une part, autant que cela pût l’irriter, il n’avait vraiment rien fait pour mériter qu’on s’acharnât sur lui. D’autre part, le réprimander pour la manière dont il s’adressait à elle ne ferait qu’attirer l’attention sur les défauts mêmes qu’elle était décidée à éradiquer.

« Très bien », dit-elle sur un ton tranquille qui ne révélait rien de ses réflexions, en se tournant vers la technicienne de première classe sur missiles Naomi Kaneshiro, pour en arriver au point suivant de sa critique post-simulation de l’exercice que venait de conduire sous sa supervision l’enseigne de vaisseau de première classe Gladys Molyneux, le plus jeune officier tactique du Tristan. « Kaneshiro, quand Contact-Deux s’est écarté de l’escorte latérale et que le lieutenant Molyneux l’a désigné comme la cible principale du Tristan, votre section a mis un peu de temps à le peindre correctement. »

Malgré son titre et sa série quasi ininterrompue de mentions « excellent » et « supérieur » en tête de ses évaluations par ses instructeurs, Kaneshiro était très jeune, encore plus qu’Hélène Zilwicki. Elle était en outre fraîche émoulue de l’école, où elle avait achevé ses examens pour le classement première classe moins de trois semaines avant d’arriver à bord du Tristan. Si elle supportait bien de porter le même prénom que son commandant (ce qui lui avait valu d’impitoyables railleries durant une semaine), elle faisait à l’évidence partie de ceux qui considèrent l’échec comme un affront plutôt que comme un défi. Abigail la vit sur le point de réfuter sa critique. Elle attendit de voir si sa vexation allait se traduire par la discussion des commentaires d’un supérieur, mais Kaneshiro se força visiblement à encaisser son ressentiment et tint sa langue.

« Je sais que vous avez souffert d’une panne d’ordinateur, continua calmement la Graysonienne. En fait, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai remarqué le problème. Je savais cette panne programmée dans la simulation, et j’attendais de voir de quelle manière nous allions la gérer. Vous avez réagi vite et bien quand vous avez compris que vous seriez contrainte de peindre la cible manuellement, mais il vous a fallu trop longtemps pour vous en rendre compte. Plus que ce dont nous disposerions dans une situation de combat réelle. Vous devez mieux vous préparer à l’éventualité d’une panne matérielle. Nous le devons tous. C’est une des vérités que cette simulation était censée mettre en relief, et ce parce que nous apprenons plus de nos erreurs que de nos succès. Entre vous et moi, je préfère que nous acquérions autant que possible de ces connaissances durant une simulation que quand les missiles volent pour de bon.

— Oui, madame. » La réponse de Kaneshiro, quoique un peu raide, était dépourvue du ressentiment personnel détecté à l’origine.

« Très bien…» Abigail cocha ce point sur son bloc-mémo et passa au suivant. « À présent, une observation d’ordre plus général. Je sais que nous ne sommes pas ensemble depuis très longtemps : ni le département tactique ni le reste du vaisseau n’ont encore pris leurs marques autant qu’ils le devraient. Le temps qui nous sépare de notre arrivée en Fuseau est hélas ! probablement tout ce dont nous disposerons avant de nous retrouver déployés pour une tâche quelconque au sein du Quadrant. Voilà qui ne nous laisse pas grand-chose pour arrondir les angles. J’en ai parlé au capitaine Kaplan, qui en a discuté avec le commodore Chatterjee, et le résultat est que nous allons nous livrer à une petite compétition. »

Elle eut un léger sourire tandis qu’une vague d’appréhension, voire de consternation, roulait au sein du simulateur.

« Après-demain, reprit-elle, nous entamerons un concours du « meilleur tireur » de toute l’escadre. Le commodore Chatterjee et le capitaine DesMoines concevront les problèmes avant d’assigner les tâches. La première phase, une compétition directe ne mettant en jeu que les départements tactiques des vaisseaux de l’escadre, se livrera à l’aide d’un simple lien de simulateur à simulateur. Mais… (elle eut un nouveau sourire, bien plus mince) une fois ce premier tri achevé, nous ne conserverons que le meilleur vaisseau de chaque division et nous nous affronterons en temps et en espace réels. Cela concernera donc tous les services du vaisseau, et les autres compteront sur nous pour faire notre travail correctement. Je ne veux pas particulièrement vous mettre la pression mais je pense loyal de vous signaler que, si nous ne dépassons pas au moins la première phase, je serai très… mécontente. Et, croyez-moi, vous ne m’apprécierez vraiment pas quand je serai mécontente. »

 

« Bon Dieu. » Le lieutenant Wanda O’Reilly, légèrement penchée au-dessus de la table vers le lieutenant Vincenzo Fonzarelli, dans la salle de garde du Tristan, avait la voix basse mais dure. « Qui a eu cette putain d’idée ? »

Fonzarelli, le chef mécanicien du Tristan, prit le temps de boire une gorgée de bière en considérant sa compagne, pensif. Comme tout l’équipage du contre-torpilleur, ses officiers étaient divisés entre Manticoriens et Graysoniens. Contrairement au reste de l’équipage, les deux catégories y étaient représentées à peu près également, et O’Reilly faisait partie des Manticoriens à qui cela semblait poser un problème.

Cela, et surtout une Graysonienne en particulier, je dirais, songea Fonzarelli. L’idiote.

« Eh bien, répondit-il doucement en baissant sa chope, je crois que c’est le pacha qui a eu l’idée d’en faire une compétition étendue à toute l’escadre, avec un seul vainqueur. L’idée de départ, toutefois, faire s’exercer les vaisseaux les uns contre les autres, est du lieutenant Hearns, me semble-t-il.

— Ça, ça ne m’étonne pas, fit O’Reilly en reniflant.

— Ce qui signifie ? s’enquit Fonzarelli de son ton posé.

— Tu le sais très bien, répondit la jeune femme en agitant la main entre eux et – il le remarqua – en veillant à ne pas élever la voix.

— Non, je ne le sais pas », dit-il.

Elle le considéra de ses yeux étrécis puis sourit et haussa les épaules.

« Oh, c’est sans doute plus ou moins raisonnable, mais ça le serait plus si on n’avait eu que deux ou trois semaines T pour que l’équipage s’échauffe. » Elle secoua la tête. « Je veux dire que c’est une excellente idée – en théorie. Mais, si tôt que ça, qu’est-ce que ça va prouver ? Personne ne croit que cette escadre a eu le temps de s’entraîner correctement.

— Sûrement pas. Cela dit, je ne pense pas non plus qu’une bande de pirates – ou, disons encore pire, une bande de Solariens – vérifie que nous avons eu le temps de nous entraîner avant de nous tirer dessus.

— Bien sûr que non. » O’Reilly rougit légèrement. « Je viens de le dire : c’est une bonne idée. Mais personne ne tirera sur personne avant qu’on n’atteigne Fuseau, Vincenzo, et ce ne sera pas avant encore neuf jours. Selon moi, il vaudrait mieux en attendre encore deux de plus, peut-être même une semaine, avant de lancer un truc comme ça.

— Tu devrais en parler au pacha, suggéra Fonzarelli.

— Ah ! Alors ça, ça n’aurait aucune chance d’obtenir le moindre résultat.

— Comment ça ? » La voix du chef mécanicien était bien plus sèche qu’auparavant, quoiqu’il ne l’eût pas élevée au-dessus d’un niveau de conversation normale. Pas encore. La rougeur de sa compagne s’amplifia, et ses lèvres se pincèrent, mais il soutint son regard.

« Je veux dire que je suis officier de com, pas officier tactique, dit-elle enfin. Et je ne connais pas non plus le pacha depuis aussi longtemps que Hearns. Il est évident qu’à ce stade ses idées auront plus de poids que les miennes.

— Je vois. »

Fonzarelli se rassit au fond de son siège, encore plus pensif, sans cesser de considérer O’Reilly.

« Tu n’aimes pas tellement le lieutenant Hearns, hein, Wanda ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Qu’est-ce que j’en sais ? fit la jeune femme avec un nouveau haussement d’épaules. Je la connais à peine !

— J’étais justement en train de me le dire. Mais ça ne répond pas à ma question. Laisse-moi la formuler un peu plus clairement : quel est ton problème avec Hearns, Wanda ? »

La voix du mécanicien se durcit sur cette dernière phrase, et sa compagne lui lança un regard furieux. Malheureusement pour elle, s’ils étaient tous les deux lieutenants, il avait un an T d’ancienneté de plus qu’elle. Voilà qui ne lui laissait guère le loisir de se dérober devant une question précise.

« Je ne l’aime pas, répondit-elle enfin, défiante. Je ne l’aime pas et je ne la crois pas qualifiée pour le poste d’officier tactique.

— Je vois. » Fonzarelli eut un très léger sourire. Ce n’était pas une expression très aimable. « Voyons si je comprends bien. Tu la connais depuis moins d’une semaine et tu sais déjà que tu ne l’aimes pas. Sur la base de cette même relation immémoriale, tu sais aussi qu’elle n’est pas qualifiée pour être l’officier tactique du vaisseau. La clarté et la vitesse avec lesquelles ton extraordinaire intellect obtient ces évaluations soigneusement réfléchies m’impressionnent. »

O’Reilly s’empourpra plus que jamais. Compte tenu de son teint clair, c’était douloureusement évident et elle le savait.

Ce qui ne faisait sans doute qu’attiser sa colère, supposa Fonzarelli.

« Écoute, je n’ai jamais prétendu bien la connaître, dit l’officier de com un peu sèchement. Tu m’as demandé quel était mon problème avec elle et je t’ai répondu.

— C’est vrai, acquiesça le mécanicien, mais tu as dit aussi qu’à ton avis elle n’était pas qualifiée pour tenir son poste. C’est une grave accusation à porter contre le chef du département tactique du vaisseau.

— Peut-être, mais ce ne serait pas la première fois que ses relations ou sa famille feraient promouvoir quelqu’un plus vite que ne le justifient ses compétences, et tu le sais. Bon Dieu, Vincenzo ! Ne me dis pas que tu n’as jamais servi avec – ou sous – un idiot quelconque dont la seule qualification était d’être le cousin de quelqu’un !

— Alors tu crois que Hearns a eu son affectation parce que c’est la fille d’un seigneur ?

— Qu’est-ce que je pourrais croire d’autre ? Elle n’est sortie de l’école que depuis trois putain d’années T, bordel ! Et elle était enseigne de vaisseau il y a à peine un an – jusqu’à ce que son pacha précédent la bombarde lieutenant temporairement. Et voilà que, quand ils rentrent du Talbot, l’Amirauté la confirme dans son grade rétroactivement à la nomination de Terekhov – et ce moins de trois jours avant qu’on ne lui confie le département tactique d’un Roland ! »

Elle secoua la tête. On l’aurait dite prête à cracher par terre de dégoût.

« Dis-moi, Vincenzo. Tu crois vraiment que ça serait arrivé si elle n’était pas fille de seigneur et n’avait pas fait partie des chouchous de la Salamandre sur Saganami ? »

Fonzarelli prit une autre gorgée de bière pour s’accorder un peu de réflexion. Il savait qu’O’Reilly en voulait à Hearns mais n’avait pas soupçonné la profondeur de ce ressentiment.

D’une certaine manière, il comprenait mieux qu’il ne l’eût vraiment voulu ce qui motivait son interlocutrice. Comme elle lui avait rappelé à l’instant, trois ans plus tôt, Abigail Hearns venait de devenir aspirante. À cette époque-là, Vincenzo Fonzarelli était déjà enseigne de vaisseau de première classe, sur le point d’être promu lieutenant… et il n’était lui-même sorti de l’école que depuis quatre ans. Certes, les restrictions de Janacek, qui avaient si désastreusement pavé la route de l’opération Coup de tonnerre havrienne, avaient alors aussi ralenti les promotions. Le coup de frein avait été encore plus apparent compte tenu de la vitesse avec laquelle elles étaient accordées durant la Première Guerre havrienne, en raison de l’expansion de la flotte et du besoin de remplacer les morts. La soudaine décélération, quand la Spatiale avait réduit ses effectifs de manière radicale en temps de paix, sous le gouvernement Haute-Crête, avait réservé à tout un chacun une surprise désagréable.

O’Reilly avait quitté l’île de Saganami six mois T après Fonzarelli, juste assez pour subir cet effet, aussi était-elle restée enseigne de vaisseau de deuxième classe bien plus longtemps que lui. En revanche, elle avait été enseigne de première classe bien moins longtemps, puisque le besoin d’officiers était encore plus insatiable durant cette guerre que durant la précédente. On ne pouvait toutefois nier que la carrière d’Abigail Hearns était bien partie pour battre le record de rapidité des promotions.

« Laisse-moi te retourner ta question, Wanda, dit enfin Fonzarelli en baissant sa chope. Crois-tu vraiment qu’une fille qui a mené deux escouades de fusiliers sur une planète étrangère, sans le moindre renfort, au cours de son premier déploiement, joué à cache-cache pendant toute une journée avec plus de cinq cents pirates et tué presque deux cents d’entre eux en ne perdant que dix de ses hommes, puis démoli trois croiseurs de combat solariens en tant qu’officier tactique provisoire d’une escadre bâtie de bric et de broc et déjà changée en tas de ferraille n’aurait pas été promue, même si son père avait été égoutier ? »

Les narines d’O’Reilly se dilatèrent mais elle ne répondit pas, et son interlocuteur secoua la tête.

« Tu es passée tout près de suggérer que le commodore Terekhov et le capitaine Kaplan font du favoritisme, dit-il. Je te conseille de réfléchir un peu plus la prochaine fois. Et tu devrais aussi te demander devant qui tu peux exprimer cette opinion. Je ne connais pas le pacha – pas encore. Mais ce que j’en ai vu, et ce que j’ai vu ou entendu dire de Terekhov, me pousse à considérer comme… improbable qu’ils laissent le favoritisme influencer leur jugement. Et je crois que quiconque suggérerait le contraire risquerait de le regretter vraiment s’ils s’en rendaient compte. Je t’accorde qu’être la fille d’un chef d’État ne peut pas nuire aux promotions de Hearns ni à son éventuelle acquisition d’un grade d’officier général. Et le soutien de la duchesse Harrington ne lui fera aucun mal, c’est vrai. Mais la Salamandre n’est pas non plus du genre à laisser le favoritisme influencer son jugement. Ça, je le sais, même si je ne peux pas être aussi affirmatif – pas encore – à propos du pacha et du commodore.

— Peut-être bien, fît la jeune femme, entêtée. J’admets qu’Harrington a la réputation de ne pas jouer le jeu du favoritisme. Mais je maintiens que Hearns ne serait pas où elle est aujourd’hui si elle s’appelait Smith.

— Ou O’Reilly, peut-être ? demanda doucement Fonzarelli.

— Peut-être, répéta-t-elle, toujours furieuse. Et je ne suis pas seule à le penser.

— Alors permets-moi de te conseiller de laisser aux autres le soin de dire du mal d’elle. » Il la toisa de la tête aux pieds. « La dernière chose dont un vaisseau a besoin, c’est d’un officier qui sape l’autorité des autres. Tu t’apercevras que le règlement n’admet pas ce genre de comportement. Et je crois que tu te retrouveras avec la botte du second plantée tellement profond dans l’arrière-train que tu auras un goût de cuir dans la bouche pendant une semaine. »

Comme elle plissait les yeux, il secoua à nouveau la tête. « Je n’ai aucune intention d’en parler au capitaine Tallman, Wanda. Et, d’après ce que j’ai vu d’elle, Hearns ne le fera pas non plus si ça arrive à ses oreilles. Ce qui se produira fatalement si tu continues, tu le sais aussi bien que moi. Je veux dire que c’est la raison pour laquelle tu m’en parles au lieu d’en discuter directement avec elle, non ? Pour être sûre que la campagne démarre correctement. »

Les lèvres du mécanicien s’étirèrent légèrement, tandis que la mâchoire d’O’Reilly se crispait de colère. Il ne parut pas remarquer cette réaction – ou, s’il la remarqua, il n’en eut cure – et continua sur le même ton.

« À mon avis, Hearns est une femme qui livre ses propres batailles : je ne crois pas qu’elle aura envie de courir voir le capitaine Tallman pour obliger le grand méchant lieutenant manticorien à être gentil avec elle et à arrêter de dire toutes ces saletés. Remarque, je ne crois pas non plus que tu apprécieras ce qui t’arrivera quand elle décidera de s’occuper de toi personnellement. Par ailleurs, quelle que soit son attitude vis-à-vis du second, ça ne fera aucune différence pour toi s’il entend parler de ça de lui-même. Tu peux me croire. Ou pas, comme tu préfères. » Fonzarelli haussa les épaules comme sa compagne se tassait visiblement et se refermait comme une huître. « Quoi que tu fasses, je n’en souffrirai pas mais, toi, tu auras sacrément mal à certaine zone de ton anatomie si tu fais chier le pacha et le second. »

 

« Alors, que pensez-vous d’Abigail à présent ? demanda avec chaleur Naomi Kaplan en sirotant son café, après le dîner, tandis que le chef intendant Brinkman débarrassait la table.

— Je vous demande pardon ? » lança le capitaine de corvette Alvin Tallman en haussant les sourcils, surpris, et Kaplan eut un petit rire. Si ses gestes étaient encore un peu raides, Bassingford l’avait tout de même remise en un seul morceau avec son habituelle maestria. En dépit de ses douleurs résiduelles, elle avait une allure remarquablement féline, songeait Tallman, et pas seulement dans sa manière de se déplacer : elle possédait la qualité redoutable de se montrer presque affable en attendant que quiconque soit assez fou pour empiéter sur son territoire, ainsi qu’une certaine sensualité ronronnante, songea-t-il avant de regretter amèrement – encore une fois – que le Code de guerre interdît toute relation romantique entre officiers de la même chaîne de commandement.

Ou peut-être est-ce une bonne chose, se dit-il aussitôt. Il est probable qu’elle me mâchonnerait avant de me recracher… de la manière la plus gentille et la plus agréable qui soit, bien sûr. Je ne serais sûrement pas capable de rester à son niveau assez longtemps pour qu’il en aille autrement. Et Dieu sait qu’il existe une très bonne raison pour interdire à un commandant de coucher avec son second ! Pourtant…

« Oh, ne faites pas l’innocent, dit Kaplan en agitant l’index vers lui. Vous savez exactement ce que je vous demande.

— Oui, madame, je crois », admit-il. Son expression devint plus grave, il tendit la main vers sa propre tasse de café, but une gorgée puis haussa les épaules. « Je n’ai jamais douté de ses compétences, madame, dit-il. Bien sûr, je ne la connais pas aussi bien que vous, mais il suffit d’étudier son dossier pour se rendre compte que ce n’est pas quelqu’un à s’affoler et à tourner en rond quand la merde commence à voler. Et je dois vous accorder qu’en dépit de son âge elle a autant voire plus d’expérience avec le Mark 16 qu’aucun autre officier. Mais, pour être franc, j’entretenais tout de même quelques doutes à propos de son âge, justement. Elle est si jeune que je m’attends presque à entendre son uniforme crisser quand elle passe. Par ailleurs, être compétent quand la merde commence à voler ne signifie pas forcément être un bon officier dans l’absolu. Je crois que je me demandais tout bonnement si une personne aussi jeune pouvait avoir assez d’expérience de l’administration et de l’entraînement pour diriger tout un département tactique.

— Cette question vous préoccupe-t-elle toujours ? s’enquit Kaplan.

— Non, madame, pas vraiment. » Tallman secoua la tête. « J’admets avoir épluché d’un œil plus attentif ses talents pour l’administration et la gestion du personnel que ceux de quiconque à bord. Jusqu’ici, elle n’a encore commis aucune erreur côté paperasse et mes espions m’affirment qu’elle connaît déjà par leur nom tous les membres de son département, ainsi que leur monde d’origine et leur ville natale ; elle sait s’ils sont mariés – ou s’ils ont une quelconque liaison amoureuse – et, apparemment, quelles sont leurs équipes de sport favorites.

— Donc vous diriez qu’elle passe l’examen ?

— Sans la moindre hésitation.

— Et en ce qui concerne l’entraînement ?

— Pour être franc, elle m’impressionne davantage en cette matière que par sa capacité à remplir de la paperasse. Oh, comprenez-moi bien. Nous avons tellement de problèmes à régler – pas seulement en tactique mais dans tous les départements ! – que je ne saurais pas par où commencer pour les compter. Devoir assembler un équipage aussi vite n’est pas ce que m’avait promis le recruteur quand je l’ai laissé me persuader d’aller sur l’île de Saganami il y a une éternité, madame ! Mais, l’un dans l’autre, je pense que nous avons un groupe de qualité, et Abigail s’attaque fort bien à ses soucis. Son idée d’organiser un concours entre les vaisseaux sera en outre très utile à tous les officiers tactiques de l’escadre.

— Donc vous n’avez rien d’important à lui reprocher ?

— Madame, dans le cas contraire, vous en auriez déjà entendu parler, dit Tallman sur un ton égal.

— Bien. »

Le soulagement de Kaplan était si évident que son interlocuteur haussa un sourcil.

« Que vous la souteniez m’ôte un certain poids, expliqua-t-elle. Parce que, même si tout ce que j’ai dit de ses qualifications est absolument exact, il est vrai aussi que, si je devais faire du favoritisme, j’en ferais beaucoup en sa faveur. D’ailleurs, d’une certaine manière, je le fais, j’en suis consciente.

— En effet, acquiesça Tallman. Cela dit, dans son cas, vous n’êtes pas la seule. Voyons voir… il y a le commodore Terekhov, la duchesse Harrington, l’amiral Cortez…

— N’oubliez pas le Grand Amiral Matthews, lui rappela Kaplan avec un sourire en coin. Tant qu’on en est à énumérer ses protecteurs.

— Oh, je n’aurais garde de l’oublier, croyez-moi.

— Bien, cela dit… (elle se laissa aller au fond de son siège) corrigez-moi si je me trompe, mais ne détecterais-je pas un très vague ressentiment de la part de certains de ses collègues officiers ?

— Pas de manière générale, assura Tallman. Il y en a quelques-uns pour estimer s’être fait gruger mais aucun n’aurait été dans la course au poste d’officier tactique, même si elle n’était pas venue. Je ne crois pas que vous deviez trop vous en inquiéter, madame. Nous avons des têtes plus froides qui aident à calmer celles qui s’échauffent, et il s’avère qu’Abigail est très douée pour s’en charger elle-même. Sans doute parce qu’elle a été élevée en fille de seigneur : elle a dû apprendre très tôt les talents sociaux primordiaux. Si rien de tout ça n’y fait, vous pourrez toujours sortir votre marteau spécial commandant en second à cinq dollars, mais je ne crois pas que vous en ayez besoin tout de suite.

— En tout cas, on peut l’espérer, dit Kaplan avant de se secouer. Bon, puisque vous m’avez rassurée à propos de ce petit problème, passons au suivant. J’ai réfléchi à ce que dit Fonzarelli des salles d’impulsion de proue, et je pense qu’il a, raison. Vu l’exiguïté de l’accès en raison de l’armement de poursuite et des lanceurs, envoyer tout le monde aux postes de combat sera bien plus pénible que ConstNav ne le prévoyait. Il va falloir réviser quelques circuits de déplacement si on veut éviter un embouteillage monstre au moment où on pourra le moins se le permettre. J’ai effectué des calculs en me servant du plan du vaisseau : je crois que si on remonte d’un pont le chemin des équipes de défense active deux et quatre et si on descend d’un pont celui des équipes de DA un et trois, on devrait…»

L'univers d'Honor Harrington - L'Ennemi dans l'Ombre T02
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